Suite au non-vote du 10 juin 2015 sur les négociations en cours entre la Commission européenne et les autorités américaines en vue d’un traité de libre échange transatlantique – TAFTA en français, TTIP de son acronyme anglais -, une nouvelle tentative de vote est attendue en juillet. Avant ce vote attendu avec impatience par les opposants au traité, consoGlobe a rencontré à Bruxelles l’eurodéputé centriste Jean Arthuis (UDI, Grand ouest), inquiet des dangers qu’il présente.
L’Europe est parvenue ces dernières années à imposer ses normes protectrices à d’autres parties du monde, du fait de son poids commercial – les 28 Etats membres de l’Union européenne formant le premier marché mondial : standards d’émissions automobiles, réglementation des produits chimiques avec REACH, importations illégales de bois exotiques… Mais la perspective d’un traité de libre échange avec les Etats-Unis est perçue par beaucoup comme une menace directe pour la protection des consommateurs et la souveraineté européenne.
Ancien ministre des finances, aujourd’hui eurodéputé et président de la Commission du budget du Parlement européen, a priori favorable au libre échange, Jean Arthuis invite lui aussi à la prudence.
consoGlobe : Les inquiétudes au sujet de TAFTA ne sont-elles pas exagérées, au vu de la capacité de l’Union européenne à imposer ses normes environnementales, de sécurité et sanitaires à d’autres parties du monde ?
Jean Arthuis : Personnellement, je partage le rêve de Victor Hugo, qui rêvait déjà en 1849 d’un traité transatlantique. Il écrivait en effet : « Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les Etats-Unis d’Amérique, les Etats-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies ». Je partage cet idéal d’une ouverture des échanges, commerciaux, mais aussi culturels, humains. Mais cette vision est menacée par TAFTA à trois égards.
Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les Etats-Unis d’Amérique, les Etats-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies.
Victor Hugo
Tout d’abord, les forces en présence ne sont pas égales. On aimerait le penser, mais d’un côté vous avez affaire à un Etat fédéral fort, de l’autres 28 entités faiblement coordonnées. Le jour où l’Europe sera un vrai espace fédéral, la négociation pourra se faire de manière plus équilibrée.
Ensuite, on négocie pour un marché unique entre les Etats-Unis et l’Europe, alors que dans les domaines essentiels des télécommunications, des produits pharmaceutiques, des transports, de l’accès au crédit et de bien d’autres domaines, notre propre marché est encore très fragmenté, n’apportant ni les facilités d’échange, ni une harmonisation complète des normes protectrices des consommateurs.
Le Berlaymont, siège de la Commission européenne à Bruxelles
Enfin, on met face à face un Etat avec une monnaie forte, le dollar, et une zone euro qui est un embryon de fédéralisme, auquel toutefois on n’a accordé ni les institutions, ni l’autorité politique suffisantes pour mettre notre propre maison en ordre.
En somme, les négociations pour un accord transatlantique mettent la lumière sur la faiblesse politique de l’Europe. On a deux choix : la garder faible, ou, et c’est celui que je préconise, lui donner les moyens de sa puissance. Le fédéralisme a ses vertus.
consoGlobe : Le Parlement européen parviendra-t-il à bloquer un possible accord sur un traité de libre échange transatlantique ?
JA : Je constate au sujet de TAFTA un malaise dans le Parlement européen lié au fait qu’il n’y a pas de majorité. Contrairement à ce qu’on pouvait imaginer par rapport au nombre d’eurosceptiques et d’europhobes, les pro-européens ne se sont pas engagés sur une vision, un projet, des axes d’avancement. On constate plutôt une méfiance mutuelle, des majorités acquises sur le fil du rasoir. Et donc on ne parvient pas à inverser la donne sur TAFTA.
consoGlobe : Le principal point d’achoppement sur TAFTA semble être les tribunaux d’arbitrage, qui permettraient à des entreprises privées de remettre en cause des réglementations publiques. Où en sont les discussions à ce sujet ?
JA : il y a un courant opposé au concept des arbitrages, mais d’autres qui soulignent qu’en soi ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Un arbitrage entre acteurs privés peut aller beaucoup plus vite qu’une procédure au tribunal qui peut prendre quatre ans. Mais la question des arbitrages en France rappelle pour beaucoup l’affaire Tapie, ça n’aide pas. Les arbitrages sont défendus par certains Etats et des pays émergents qui attendent les investisseurs étrangers, circonspects du fait du caractère lacunaire des autorités judiciaires locales, avec des gages d’indépendance insuffisants. Mais ce n’est pas notre situation en Europe. C’était une maladresse d’inclure cette disposition dans TAFTA.
consoGlobe : Au fond, ne s’inquiète-t-on pas pour rien, sachant que le traité, in fine, devrait être ratifié par tous les parlements nationaux ? Et donc qu’il est probable que l’un ou l’autre Etat empêche sa ratification ?
JA – Probablement, mais on ne peut se satisfaire de ce mode de fonctionnement, même si en l’occurrence il pourrait empêcher la mise en oeuvre d’un traité international. Le Parlement européen et les autres institutions européennes, je regrette de le dire en tant que fédéraliste convaincu, donnent chaque jour des arguments aux populistes, l’Europe est faible, on ne peut pas continuer comme ça.
Voyez la question de la gouvernance de la zone euro : on est bien obligé de constater qu’il n’y a pas de politique européenne, il n’y a pas de gouvernement de l’Union européenne. Donc, en l’absence de gouvernement, on est gouverné par des textes, des normes, des directives. C’est le régime de la technocratie, de la bureaucratie, de l’inertie. On le voit dans la crise grecque. Victor Hugo rêvait avant tout d’Etats-Unis d’Europe. L’Europe aujourd’hui n’est pas unie.