Salvador : des paniers paysans pour sortir de la misère…

Passer au bio et aux circuits courts, ce n’est pas qu’une question d’environnement, c’est aussi un des moyens d’aider les petits paysans à vivre du travail de la terre, dans des régions du monde où l’accès à celle-ci reste totalement inégalitaire. Ainsi, dans la commune rurale de Comasagua, au Salvador, le Secours Populaire, avec le soutien de l’Ambassade de France, mène un projet exemplaire. Reportage.
sur place.

Rédigé par Brigitte Valotto, le 20 Apr 2019, à 14 h 50 min
Salvador : des paniers paysans pour sortir de la misère…
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« Mon père a toujours travaillé dans une finca de café, mais on ne pouvait pas vivre de ce qu’il gagnait. Ma mère, mon frère et moi, nous travaillons une parcelle près de chez nous, mais elle ne nous appartient pas », explique Doribel, 27 ans. Pas plus d’ailleurs qu’à la plupart des petits « campesinos » salvadoriens, qui font office de journaliers sur les « fincas », ces grandes plantations de café ou de canne à sucre, toutes aux mains de grands propriétaires.

El Salvador – La terre aux mains des grandes fincas…

Ceux-ci possèdent la quasi-totalité des terres agricoles, et en y laissant « camper » les petits paysans, qui en exploitent une minuscule partie à leur profit, ils se garantissent une meilleure protection contre la mafia locale – les « maras », ces gangs qui gangrènent le pays et imposent leur racket sur toutes les activités, en ville comme à la campagne.

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Comasagua au Salvador © Brigitte Valotto

Les cabanes de tôle, avec leurs fenêtres sans vitres ouvrant sur une pièce obscure, leurs hamacs suspendus sur le perron en guise de chambre à coucher, le linge coloré séchant sur de longues cordes délimitant la parcelle, s’intègrent donc au paysage familier des campagnes salvadoriennes.

Mais ces abris de fortune n’assurent qu’un toit précaire, et pas le couvert : 40 % des familles de Comasagua – commune d’environ 12.000 habitants, rudement éprouvés par les tremblements de terre de 2009 et 2011 – vivent dans des conditions d’extrême pauvreté et d’insécurité alimentaire, selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Et le taux de malnutrition atteint 20 %, selon le Programme Alimentaire Mondial (PAM).

Les villages aux mains des maras…

Aussi, Doribel n’en revient-elle pas de sa chance : depuis six ans qu’elle travaille pour la coopérative Canasta Campesina, plus aucun membre de sa famille n’a besoin d’aller se « louer » en ville, s’éreinter onze heures par jour au service de riches citadins pour en revenir à la nuit tombée.

Car San Salvador, la capitale, n’est qu’à une trentaine de kilomètres, mais comme ils sont longs, ces kilomètres, par la route escarpée, sinueuse, truffée de « tùmulos » (ralentisseurs qu’on voit généralement au dernier moment, car ils sont de même couleur que la route !)… surtout quand on s’agglutine en masse à l’arrière de ces bétaillères qui transportent les paysans pour quelques dollars, au mépris de toute sécurité.

Et tandis que les filles s’emploient comme domestiques, leurs enfants restent au village. « Ils sont livrés à eux-mêmes, c’est comme ça qu’ils finissent par entrer dans les maras », déplore Doribel.

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Doribel en pleine confection des paniers paysans © Brigitte Valotto

La mise en place de la coopérative Canasta Campesina a résolu doublement ce problème. « Maintenant, on peut gagner notre vie sans partir en ville, et les jeunes, au lieu d’être chez les maras, sont là, avec nous. Ici, les maras ne nous touchent pas. Il y a quatre ans, ils sont entrés dans ma communauté, ils commençaient à en prendre le contrôle. Mais on a pu se mobiliser, s’organiser, le Secours Populaire a fait venir un escadron armé, et ils sont partis et ne reviendront pas », se réjouit Doribel.

Un panier paysan qui change la vie

« Ils nous laissent tranquilles, d’autant qu’ils savent que nous avons des liens avec toutes les institutions internationales », confirme Jean-Michel Fouillade, responsable du Secours Populaire Français (SPF) pour l’Amérique Latine et les Caraïbes, qui a lancé il y a six ans cette Canasta Campesina, projet exemplaire – l’un des principaux portés par l’ONG hors de France.

Il a ainsi transformé la vie des habitants de ce village de montagne perché à mille mètres sur la chaîne volcanique, si près et pourtant si loin de la capitale. « Aujourd’hui, 97 familles en vivent, et une trentaine sont totalement tirées d’affaire. On emploie six salariés, et un étudiant en agricologie ».

L’idée est inspirée par les AMAP françaises. On met en commun les récoltes de tous, obtenues selon des modes de production écologiques, et on confectionne chaque jeudi des paniers bio vendus sur abonnement aux citadins – les parents du lycée français de San Salvador, notamment, sont des clients précieux.

L’Ambassade de France soutient activement le projet, pour lequel elle a obtenu un financement de l’Agence Française de Développement (AFD) à hauteur de 307.000 euros (soit 49 % du coût total).

Un revenu quadruplé pour les paysan

« Nous employons exclusivement les femmes et les jeunes, explique Jean-Michel Fouillade. Leurs enfants viennent les aider après l’école : désormais, ils y vont tous. Grâce à la coopérative, le revenu moyen des familles est passé, en cinq ans, de 72 à 357 euros par mois, en moyenne ! Et même si nous ne sommes pas riches, nous apportons un soutien supplémentaire à ceux qui sont le plus en difficulté. Chaque semaine, nous fournissons gratuitement un panier à cinq familles très pauvres ».

La coopérative fait aussi travailler, indirectement, beaucoup d’autres habitants du village. Ainsi, Moïse, qui vient chercher les paniers tous les jeudis pour aller les distribuer dans la capitale, a investi il y a trois ans dans un camion de livraison, qu’il désinfecte après chaque passage et entretient minutieusement.

La Canasta Campesina a été son premier client, et encore aujourd’hui, représente le gros de son activité : il n’aurait jamais pu devenir livreur, sans cela.

D’autres fabriquent, localement, les beaux paniers de bambou dans lesquels seront joliment assemblés les fruits et légumes : tomates, concombres, haricots, poivrons, radis… le contenu est varié et change chaque semaine.

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Moïse dans son camion © Brigitte Valotto

Des paniers Zéro déchet, et un prix fixe

« L’idée, c’est aussi de responsabiliser le consommateur sur le zéro déchet, remarque Jean-Michel Fouillade. Même le papier d’emballage qui entoure les paniers revient : il est recyclable, et on le réutilise plusieurs fois. Lors de l’inscription, le client nous donne 10 dollars comme une caution, pour le panier. Puis il paye un abonnement mensuel : 10 dollars pour un petit panier – ce qui représente environ 8 kilos de fruits et légumes, et dix kilos avec les oeufs et les haricots que nous ajoutons systématiquement. Un moyen, c’est 15 dollars, et 20 dollars pour un grand. Pour le consommateur, c’est l’assurance d’avoir un produit de qualité, bio, avec un budget établi à l’avance. Pour les paysans, c’est la possibilité d’avoir un capital de départ, ce qui est quasi impossible autrement pour eux qui n’ont pas d’accès au crédit. C’est aussi moins de stress : ils sont sûrs d’écouler leur production, et sont à l’abri des fluctuations de prix ».

La Campesina a changé ma vie !

Béatiz Susan, 34 ans, qui est en train de finir d’emballer l’un des 114 paniers de la matinée (comme tous les jeudis, celle-ci est consacrée à l’expédition), approuve avec un grand sourire : « Avant, je travaillais dans une maison à San Salvador. Mon mari est ouvrier agricole dans une finca de café, sur laquelle on occupe un espace de 50 à 60m2. Avec mon fils de quinze ans et ma fille de onze ans, depuis cinq ans, on cultive une parcelle sur laquelle on produit des carottes, de la coriandre, du basilic, des salades… On gagne environ 250 dollars par mois, et ce qu’on ne commercialise pas à travers la coopérative, on le met sur notre table : plus besoin de rien acheter à manger, et on a des repas plus sains. La Campesina a changé ma vie ! »

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Beatiz Suzan a vu sa vie transformée par ce projet © Brigitte Valotto

Car le projet englobe effectivement tous les aspects de la vie paysanne : ici, on essaie d’enseigner et de développer les techniques de la lutte biologique, de l’engrais bio, du paillage ou du compost, mais aussi l’éducation nutritionnelle – expliquer l’équilibre alimentaire, c’est également une nécessité, dans ce pays où on peut trouver du Coca dans le plus misérable et le plus éloigné des villages, où les sucres, les sodas et la malbouffe font des ravages chez les plus pauvres.

L’écologie aux mains des paysans…

Pourtant, pas de didactisme : le savoir ancestral de ceux qui, depuis toujours, travaillent la terre, est respecté et valorisé. Il s’agit plus d’aider les paysans à comprendre pourquoi telle ou telle technique, qu’ils connaissent de façon empirique, peut marcher, de façon à pouvoir l’expliquer et la reproduire, voire l’améliorer : « Tout le savoir ne passe pas par l’Université ; c’est intéressant de confronter la pratique des agriculteurs avec la théorie scientifique. Ici, l’écologie est aux mains des paysans, et c’est ce qui transformera vraiment les mentalités, bien plus que tout ce que nous pouvons enseigner », estime César Erazo, directeur de recherches en expérimentation, à l’Université Luthérienne Salvadorienne (ULS) qui vient ici deux jours par semaine donner des cours sous les arbres.

Il aide aussi l’association à développer une bibliothèque virtuelle botanique, via une appli très pratique à consulter : « Quand une plante a une maladie, nos producteurs peuvent ainsi trouver très facilement de quoi il s’agit, trouver des parades naturelles, un traitement bio », explique Jean-Michel Fouillade.

La coopérative procède aussi aux analyses des sols et de l’eau, vérifie l’entretien des outils, achète le matériel agricole qui est ensuite mis en commun. Et des comités d’inspecteurs viennent régulièrement vérifier que les critères du bio sont bien respectés.

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Un panier prêt à être expédier © Brigitte Valotto

« Au départ, c’était considéré comme une idée folle… et c’est pour ça que c’est une bonne idée, car seules les idées folles sont bonnes ! », plaisante César Erazo.

Même si tous les problèmes ne sont pas résolus pour autant. « Le principal, et il ne date pas d’hier, c’est l’accès à la terre. Mais c’est aussi, de plus en plus, l’accès à l’eau, qu’on veut désormais privatiser : l’eau devrait être considérée comme un droit fondamental, et non comme une marchandise ! »

En se développant, la coopérative permet aux campesinos de trouver une alternative viable, faute de révolutionner le fonctionnement politico-agraire de ce pays très conservateur – où vient d’être élu un nouveau président, qui promet des changements… dont on ignore encore tout.

La conscience verte… du Salvador de demain

En attendant, les initiatives locales comme la canasta Campesina permettent, à leur micro-niveau, de faire bouger doucement les choses, et de changer en profondeur les mentalités.

Et ce n’est qu’un début : un autre projet, baptisé « Conscience Verte », également porté par le Secours Populaire, fait appel aux plus jeunes, ceux qui feront le Salvador de demain. « Nous organisons un concours dans 14 écoles pendant six mois : les meilleurs projets concernant l’environnement recevront trois prix, dotés de 500, 200 et 100 dollars. Et leur travail fera l’objet d’une exposition ».

Quant à la canasta, elle va passer bientôt une étape supplémentaire avec le développement d’une plate-forme permettant de s’inscrire et d’acheter en ligne, voire de modifier le contenu de son papier. Mais c’est promis, les clients resteront… des amis : « Nous les appelons ainsi : Amigos Campesinos, souligne Jean-Michel Fouillade. On est les artisans de la terre, et on est une famille… Mais cette famille, ce n’est pas seulement la coopérative des paysans de la canasta, c’est l’ensemble des consommateurs » !

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Jean-Michel Fouillade et Doribel peuvent confirmer : une idée folle est toujours une bonne idée © Brigitte Valotto

En savoir plus et aider le projet, rendez-vous sur les sites de Canasta Campesina et du Secours Populaire Français (les dons en ligne peuvent être directement affectés au projet choisi)

Illustration bannière : La rue principale de Comasagua – © Brigitte Valotto
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Journaliste free-lance, Brigitte Valotto est notamment une collaboratrice régulière des pages enfants, société, pratique, tourisme et actu de...

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