Dans un ouvrage, The Omnivore’s Dilemma (non traduit en français), Michael Pollan constate que la question de l’alimentation est devenue tellement chargée d’interdits et de prescriptions – ne pas manger de viande, manger des céréales complètes, ne pas manger de gluten ou boire de lait de vache, boycotter l’huile de palme, manger bio, éviter le sucre et le sel, etc. – (dont certains finissent par se contredire), qu’il est devenu presqu’impossible de choisir le « bon régime ».
« On pourrait aussi supprimer les relations sexuelles, glisse-t-il, puisque la procréation moderne ne les exige plus et que beaucoup de femmes subissent des relations brutales, non-consenties, de la part des hommes« … Par ailleurs, une dimension quasi-religieuse s’est glissée dans le débat, avec l’arrivée du veganisme.
Michael Pollan : le plaisir de manger ensemble
D’abord, ce spécialiste de l’alimentation regrette malgré tout que son choix de vie, puisqu’il est végétarien, l’éloigne socialement de nombre de ses concitoyens et le coupe d’une dimension importante de l’expérience humaine (fêtes, traditions culinaires, etc.).
On peut transcender cet obstacle sans trop de problèmes si notre code moral nous dicte d’éviter de manger des animaux. En outre, avec l’augmentation du nombre de personnes adoptant un régime végétarien, la coupure sociale a tendance à s’estomper.
L’argument morphologique
Michael Pollan, entre autres, pense que notre morphologie – nos dents, la forme de notre mâchoire, le fonctionnement de notre système digestif, etc. – forgée par des dizaines de milliers d’années d’un régime omnivore, nous conduit normalement à manger légumes, céréales, viandes et produits laitiers. Tout comme les dents et le double estomac des vaches ont évolué pour s’adapter à la consommation quasi exclusive de l’herbe.
Vaches © alredosaz
Cette question fait l’objet d’âpres débats entre anthropologues et diététiciens : est-ce que l’homme a toujours mangé de la viande ? Quid des Esquimaux qui ne mangeaient que de la viande ou des Hindous qui n’en mangent jamais ? Faut-il craindre des carences en vitamine B12 ou en acides aminés et être obligé d’avoir recours à de nombreux additifs alimentaires pour combler le manque de protéines animales ?
La souffrance animale
Bien entendu, plus personne ne souscrit au point de vue de Descartes, qui pensait que les animaux ne souffraient pas puisqu’ils n’avaient pas d’âme. On sait maintenant que l’animal ressent la douleur et en souffre. Est-ce qu’on peut pour autant soutenir que l’animal souffre de la même façon que l’homme, demande Michael Pollan ? Est-ce que cette souffrance peut être atténuée par un abattage plus humain, comme le proposent Jocelyne Porcher, chercheuse au CNRS, ou ces éleveurs creusois qui veulent construire un abattoir respectueux du bien-être animal.
D’après lui, un animal ne peut pas anticiper la souffrance, ni l’imaginer. Il ne ressent pas les émotions humaines et on ne doit pas projeter sur eux nos propres ressentis. On observe par exemple que les animaux castrés, pratique très courant pour de nombreuses espèces, semblent s’en remettre rapidement et sans souffrance particulière. Certains singes sauvages, au moment des rapports sexuels, mordent les testicules des rivaux, les coupant net, mais ces derniers, le lendemain, se remettent à s’accoupler avec les femelles, comme si de rien n’était.
La relation prédateur-proie
On peut considérer que notre relation aux animaux s’apparente à celle qui existe entre un prédateur et sa proie. Mais Michael Pollan explique que dans la nature, cette relation est normale ; elle est peut-être cruelle, mais elle est nécessaire à la survie des espèces. Sans les loups, les cerfs et les caribous se multiplieraient au point d’épuiser leurs sources de nourriture. Leur patrimoine génétique serait dégradé par la reproduction d’animaux malades ou difformes.
Loups © Lori Labrecque
En Amérique du Nord, avant l’arrivée des colons, les Indiens et les bisons avaient développé une telle relation symbiotique : les hommes prélevaient les membres plus faibles du troupeau et aidaient à améliorer la qualité de l’herbe des prairies en obligeant les animaux à se déplacer continuellement. Les bisons fournissaient viande, peaux, os et cornes essentiels à la survie des humains. On pense même que l’évolution de l’espèce a été modifiée par cette relation : le besoin de se défendre contre les chasseurs obligea les bisons à se regrouper, ce qui à la longue a modifié la forme de leurs cornes. Les fossiles de bisons d’avant l’arrivée des hommes en Amérique montrent qu’ils avaient des cornes plus longues qui poussaient latéralement plutôt que vers le haut. Selon certains spécialistes, le bison moderne a été produit par l’homme.
L’interdépendance homme-animal
Depuis les temps préhistoriques, l’homme a domestiqué les animaux et adapté les plantes à ses besoins. Cette relation interdépendante a façonné notre mode de vie autant que celui des animaux. Certaines espèces – chiens, chats, vaches, poules, moutons, chèvres, etc. – se sont laissées domestiquer pour obtenir nourriture et protection. En échange, l’homme se nourrissait de leur chair, de leurs oeufs et de leur lait, s’habillait avec leur peau et leur laine, se déplaçait et cultivait ses champs grâce à leur force.
Mais, avance Michael Pollan, cette relation est mutuellement bénéfique et ne constitue pas nécessairement une souffrance pour l’animal. Un chien husky n’est pas un esclave, torturé pour le forcer à tirer le traineau de son maître paresseux : il aime sa vie de chien de traineau. De même pour les chevaux de trait. Sans la vie avec les hommes ces animaux n’existeraient tout simplement plus. Car qui va consacrer son temps et son argent à élever des animaux domestiques dont il est interdit de se servir ? Que serait notre vie sans ces animaux ? Seraient-ils plus heureux sans l’homme ?
Retournés à la vie sauvage ?
Retournés brutalement à l’état sauvage, ces animaux ne survivraient pas longtemps. Et qui dit que la vie sauvage est une partie de plaisir ? Savez-vous, demande Michael Pollan, qu’un ours qui attrape une brebis allaitante la mangera vivante, en commençant pas ses tétines ? Est-ce une fin supérieure à l’abattage dans des conditions raisonnables ? Et que dire des petits phoques dévorés par les orques quand ils se jettent à la mer pour la première fois ? La vie d’un animal sauvage est très souvent plus courte, plus difficile et plus dangereuse et sa mort plus violente que celle de ses congénères domestiques.
Moutons © Baronb
Le recours à des substituts artificiels
Si on supprimait l’utilisation de tout produit animal, poursuit-il, on serait amené à dépendre plus encore de produits artificiels pour nos vêtements, ou pour d’autres produits ménagers et domestiques : plastiques, composants chimiques…
Aussi, sans l’équilibre plante-animal dont elles dépendent étroitement, les fermes biologiques et bio-dynamiques disparaîtraient et se verraient remplacées par encore plus de fermes industrielles faisant usage d’un recours toujours plus massif aux pesticides et aux engrais chimiques.
Les régions où la production de nourriture végétale est insuffisante seraient contraintes d’importer massivement des denrées ou des aliments fabriqués industriellement dans d’autres parties du globe, augmentant d’autant l’impact carbone.
Une agriculture durable pour nourrir 10 milliards d’humains ?
Selon lui, le débat sur le veganisme soulève indirectement le problème de l’utilisation des terres agricoles. Les adeptes de cette philosophie soutiennent que leur régime permettrait une agriculture plus économe, puisqu’une grande quantité de terres est utilisée pour le pâturage et la production de plantes fourragères. Mais une étude américaine(1) montre que le meilleur régime pour une utilisation durable des terres agricoles n’est ni le régime carnivore, ni le régime vegan, mais l’ovo-lacto-végétarien, c’est-à-dire un régime végétarien qui inclut la consommation de produits laitiers, d’oeufs, de miel, etc.
En conclusion
Quand on examine tous les paramètres du problème, il semblerait qu’un régime alimentaire qui réduit la consommation de viande, voire l’élimine dans certaines conditions, selon l’âge et l’état de santé de la personne, mais qui inclut les oeufs, les produits laitiers, et autres produits animaux, serait le meilleur pour la santé comme pour le développement durable de la planète.
© Pressmaster
En ce qui concerne les autres dimensions, chacun décidera en son âme et conscience : veut-on vivre sans la compagnie des animaux ? Veut-on encourager l’agriculture intensive et le recours à la pétrochimie ? Grande question du XXIe siècle, l’alimentation continuera à nous préoccuper dans les mois et les années à venir.
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